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Le mot de rentrée de la Présidente honoraire de la Fondation Francine Demichel

Rêver avec Jean-Toussaint Desanti

 

« J’avoue : je n’ai pas de terre ferme sous les pieds et je n’en entrevois aucune où je puisse aborder un jour pour y séjourner tranquille… En quelque lieu que je parvienne, il me faut encore voyager… Dans le travail de la pensée, tout voyage s’annonce sur un fond de vagabondage qu’il faut assumer et traverser pour trouver sa route – qui n’est pas tracée d’avance. Il faut tâtonner pour découvrir le point d’entame propre à ouvrir un chemin : lequel chemin peut se perdre, revenir sur lui-même, se fondre dans l’épaisseur de l’ombre. Alors on recommence, on cherche un autre point d’entame, qui, s’il convient, n’achève rien pour autant. Car tout éclaircissement sur le chemin pris engendre sa part d’ombre, qu’il faut à nouveau éclairer…Se donner d’avance une conclusion et ne viser qu’à en justifier la vraisemblance n’est rien d’autre qu’un artifice rhétorique qui masque le travail de la pensée plus qu’il ne l’expose…Celui qui n’accepte pas de se laisser égarer n’empruntera jamais que des chemins déjà tracés : il risquera de manquer celui qui le concernerait en propre.

(…)

Je nous ai nommés « flambeurs » : de ces gens qui ne peuvent rien posséder qu’ils ne risquent de perdre pour tenter de gagner davantage… ce qui nous distingue cependant des « flambeurs » ordinaires, c’est la nature de nos mises – des croyances, des énoncés, des savoirs ; et aussi notre état d’incertitude relativement à la qualité des gains espérés qui, peut-être, n’augmenteront ni le degré de validité de nos énoncés, ni la quantité de nos savoirs.

(…)

De tes pas marquants le désert surgirait un monde… Tu assistais à la naissance d’un philosophe, lequel surgit toujours de l’abîme, du désert et de la nuit. »

Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur

 

C’est en donnant plus que ce qu’il faut donner qu’on donne : avec enthousiasme, générosité, pouvoir faire des choses contestables, mais audacieuses, sans étanchéité, dans un entre-deux de liberté, de gratuité, d’hospitalité. L’Université est une de ces rares institutions qui garantissent la continuité d’enracinement par une égalité totale de départ, de n’importe qui avec n’importe qui. Cette distribution des parts du savoir est un acte politique majeur, qui dit aux autres le sens de ce qu’ils font, sans qu’il y ait une quelconque nature des choses institutionnelle, ni aucune nécessité historique. Lieu de débordement des savoirs, l’Université est une explosion de vie : Nous y savons plus, nous y savons mieux. Opératrice de communauté, constructrice d’un imaginaire collectif, de construction de la subjectivation d’un peuple, l’université est un lieu majeur, un lieu de vérité, un lieu inconditionnel.

Dans l’université, véritable « village du monde », se mêlent l’ici et l’ailleurs, le trivial et le mythe. Il ne s’agit pas de trier parmi les étudiants et d’en rejeter certains comme des déchets. Lieu de traversée vers la vie, l’université est un port, d’où l’on embarque et où l’on appareille vers les savoirs, vers les espérances, dans l’attente de la pensée future qui fera bouger sa vie.

Mais on ne s’affilie jamais tout seul à une institution. L’intégration à l’université est polyglotte. Apprendre à faire jouer les règles exige de la solidarité et du temps : c’est le résultat d’un travail collectif. L’entrée à l’université est un choc culturel, un coup de foudre et une rupture épistémologique. Mais pour transformer un imaginaire flou en pratiques concrètes, reliées à la symbolique universitaire, il faut savoir devenir étudiant.

Devenir étudiant, c’est comprendre sans qu’on explique, entendre sans qu’on parle, décoder l’implicite, le silence. Mais on ne réussit pas tout seul, ni contre les autres. On ne s’affilie pas tout seul à une institution. Les autres doivent vous y aider, vous accompagner dans votre temps d’apprentissage. Pratiquer une règle se fait en groupe, en bande, pour naturaliser, en les incorporant, les pratiques.

Grâce aux grades qu’elle délivre, l’université transforme un capital économique en capital symbolique, elle convertit une loi du nombre en loi singulière. Les disciplines académiques hiérarchisées, contrôlées, se veulent d’accès difficile. La philosophie, « on y entre comme dans un moulin » ( J-T Desanti), mais le plus souvent on passe son chemin. Et pourtant où trouve-t-on les fondements de notre raison de vivre, sinon dans la philosophie ? Nouveaux étudiants, si vous ne lisez qu’un livre cette année, lisez un livre de Jean-Toussaint Desanti : « Le Philosophe et les pouvoirs », ou « La philosophie : un rêve de flambeur ». Le pouvoir utilise le secret. Il faut, disait Desanti, utiliser la pelle et la pioche pour voir ce qu’il y a à l’intérieur des « monuments » et des langages incommunicables. Maintenant que les signes tracés sur les routes sont devenus difficilement lisibles, il n’y a pratiquement plus de route, en tout cas plus personne ne nous attend au bout. Mais on peut compter sur le philosophe pour dépayser les concepts scientifiques, apparemment achevés. Il s’agit de briser l’effet de retranchement, de « professer les discours reçus ». Il s’agit « d’inquiéter les hommes de science sur leurs propres productions ». Sans un ordre symbolique interrogé par la philosophie, point de vie sociale.

Jean-Toussaient Desanti tenait ouvert sur son bureau plusieurs livres qu’il lisait en même temps, passant de l’un à l’autre. Telles les cartes d’un jeu, il les mélangeait pour briser des connexions devenues trop habituelles, et empêcher que sa pensée ne devienne chargée d’évidences préconstruites. Changer de livre, c’est changer de langue, c’est découvrir d’autres chemins de pensée, c’est vagabonder, accepter de s’égarer. Changer de livre, c’est « changer de paysage », pour apprendre à notre cerveau « l’art des connexions insolites et difficiles ».

Jean-Toussaint Desanti, ave l’immense richesse de sa philosophie, nous a posé les questions essentielles sur l’ordre des choses. Il avait trouvé une magnifique expression : « Prendre les mots par la peau du cou ». A sa suite, l’Université doit continuer à préserver l’inexprimable, les affects joyeux, les conversations improvisées, pour éviter de tomber sous le joug de la barbarie du seul savoir technique, exclusif de tout esthétisme, de tout imaginaire. C’est ainsi que l’Université pourra rester le seul lieu où s’articulent la science, la culture et la démocratie.

Francine Demichel

 

ANTEA GALLET | Mise à jour le 05/09/2022